La Théophanie, la mémoire du baptême du Christ dans le Jourdain

La célébration de la Théophanie, mémoire du baptême du Christ dans le Jourdain, est une fête célébrée par les orthodoxes partout dans le monde, en janvier également – le 6 ou le 19 selon les calendriers grégorien ou julien. Car quand ils célèbrent le baptême du Christ, les orthodoxes valorisent le Dieu trinitaire qui s'est révélé au Jourdain, par la voix du Père – «Celui-ci est mon fils bien-aimé» (Matthieu, 3,13-17) – et par la colombe de l'Esprit (l'Église latine, qui célèbre aussi le baptême de Jésus en janvier, insiste plus, elle, sur le commencement du ministère public du Christ et l'annonce de notre Salut). Ainsi, la fête de la Théophanie dans le monde orthodoxe donne lieu à de nombreuses traditions liturgiques et populaires liées à l'eau baptismale, comme les bénédictions de rivières, de lacs, et les fameuses immersions de fidèles courageux. Nous valoriseront comment cette fête se passe en Russie. Cependant, nous devons regarder de plus près, ce qui est à l'origine de cette fête.

 

Elle a pour origine les «mouvements baptiste » dont on doit l'appellation à Joseph Thomas, qui lui a permis de désigner ainsi un ensemble de groupes et courants divers dont le dénominateur commun est un recours fréquent à des bains ou à des lustrations les plus diverses, en leur donnant notamment une signification purificatrice extrêmement appuyée. Selon Charles Perrot sous une forme légèrement retouchée de cette définition nous dis que «le baptisme est un mouvement de réveil religieux, en milieu populaire surtout mais pas seulement, qui proclame l'imminence du jugement eschatologique et appelle déjà au salut par la conversion du pardon des péchés». Il s'agit d'un phénomène important et non marginal à cause du rôle qu'ont joué les groupes baptistes dans le développement des rituels d'eau tant dans le christianisme que dans le rabbinisme, mais aussi dans le judaïsme sacerdotal et synagogal d'avant ou d'après 70, comme le note Epiphane de Salamine avec les hémérobaptistes ou «baptistes quotidiens», ou les «baptistes du matin», tout en comptant sur les nasréens en Transjordanie, et les masbothéens et les sabéens. Notons que dans les groupes baptistes judéens de quelque obédience qu'ils soient, les bains sacrés revêtent la forme de rites de purification par l'eau. Ce mouvement se caractérise aussi par des caractéristiques prophétiques, où les prêtres y tiennent un rôle non négligeable, par un fondateur ou un promoteur, éponyme ou historique,  est resté célèbre par une appartenance plus rurale qu'urbaine, mais ils ne sont pas exclusivement ruraux, car cette caractéristique vient surtout de la nécessité de vivre auprès d'eaux vives, qui sont toujours nécessaires aux lustrations et ablutions de toutes sortes.

 

Mais de cette tradition baptiste se dégage le visage de Jean le Baptiste, sans doute un prêtre ayant abandonné sa charge devant la corruption des autorités relieuses,  devenu un prophète juif populaire, sans doute vu comme un faux prophète par les autorités religieuses en place, qui proclame entre l'automne 27 et le début 29 un message eschatologique auquel s'ajoutent quelques éléments apocalyptiques : l'imminence d'un jugement par le feu. Dans les évangiles, on le voit comme le messager se trouvant dans Malachie, c'est-à-dire le prophète Élie, avec une forte distorsion du texte, pour en faire le prédécesseur de Jésus et non un Messie potentiel, ce que des historiens comme Chilton et Webb rejettent actuellement. Israël pécheur ne pouvait s'en protéger que par un repentir intérieur et l'acceptation d'un baptême unique administré, dans le désert et au bord de la frontière symbolique du Jourdain, mais le lieu de sa prédication ne devait pas se limiter à ce lieu. En faisant ainsi, Jean s'adresse à l'ensemble d'Israël, sans se soucier des détails de l'observance légale et sans projet de fonder une nouvelle communauté, se désintéressant apparemment de l'avenir du Temple, même purifié et restauré. Le baptême de Jean allait plus loin, et fonctionnait comme un rite initiatique dans le véritable Israël résiduel, ce qui implique une certaine formation de groupe. En tant que prophète dont la proclamation et les activités ont entraîné la formation de ce groupe et fourni sa propre perception de soi, Jean est devenu constitué le chef d'un groupe, qui  doit donc être mieux compris comme un prophète et dirigeant populaire. Puis, vint Jésus qui a connu une période de changement de vie, au cours de laquelle il a successivement quitté sa maison et son travail, entendu le message de Jean et accepté son baptême, passé peut-être quelque temps avec lui comme disciple et participant à un ministère de baptême. Jésus est resté en Judée après avoir été baptisé devenant à ce stade le bras droit ou le protégé de Jean, ne retournant pas en Galilée jusqu'à l'arrestation de ce dernier, et Jean 3,22-24 décrit le départ de Jésus avec ses disciples choisis parmi les disciples de Jean dans la campagne de Judée, où il aurait habité avec eux et baptisé, alors que Jean baptisait aussi à proximité, commençant un ministère avec un cadre idéologique d'une eschatologie caractérisée par un jugement et une restauration imminents comme l'enseignait Jean. Donc, le ministère de baptême de Jésus peut être compris comme aligné sur celui de Jean de telle sorte que Jésus baptise sous l'égide du mouvement de baptême de Jean.

 

Le quatrième évangile dépeint Jean en faveur de Jésus (Jean 3,27-30) et Jésus reçoit l'appui de Jean (Jean 4,1-3), même si certains disciples de Jean refusent de le suivre (Marc 2,18), il a déjà réuni autour de lui un grand nombre de disciples de Jean et reprend le mouvement après son arrestation par Hérode Antipas inquiet que des collecteurs d'impôts et des militaires rejoignent le mouvement, ce qui pouvait poser des problèmes pour la stabilité de sa tétrarchie, et finira par l'exécuter au début de l'an 29. Jean le Baptiste annonçait comme Jésus le Royaume de Dieu qui serait une souveraine et libre décision de Dieu, qui comblera les pauvres et les persécutés. Et Jésus comme Jean présentent à travers les baptistes et les nazoréens un mouvement de protestation sans armes prêts à se faire tuer pour avoir satisfaction à l'exemple de celui de Judas le Galiléen en l'an 6. De plus, cette association entre Jean et Jésus peut se comprendre par la prophétie des deux oints qui montre que Zacharie, le prophète hébreu du 6e siècle av. J.-C., a prédit qu'un homme appelé "le Germe" porterait l'honneur royal et s'assiérait sur son trône, mais il ajoute : «Il y aura un sacrificateur près de son trône avec une entente pacifique entre les deux eux» (Zacharie 6,13). Voici une image claire du roi davidique et de son conseiller, le prêtre oint. Dans une autre vision, Zacharie fait référence à "deux fils d'huile fraîche" (c'est-à-dire "des oints" ou des "messies") qui "se tiennent devant le Seigneur de toute la terre". Il les compare dans sa vision à deux «rameaux d'olivier» qui se tiennent devant la Menorah, la lampe à huile à sept branches qui symbolisait l'Esprit et la présence de Dieu (Zacharie 4). L'arrestation et l'exécution de Jean Baptiste en l'an 28 ou l'an 29, obligea Jésus qui divisa avec lui sa mission avec ce dernier en prenant la Galilée et laissant la Judée à Jean, à s'occuper de la purification du Temple seul en septembre ou octobre 29 pendant la fête des tentes, l'obligeant à prendre temporairement la fonction à la fois de roi et prêtre comme les Hasmonéens.

 

La mort de Jésus en l'an 30 crucifié par les Romains, qui continua sans doute à mettre en avant les deux oints avec son frère Jacques après la mort de Jean le Baptiste et son message radical en divisant les ménages et les villages, et en secouant l'establishment politique et religieux, n'en a pas pour autant fini le mouvement baptiste même si le judaïsme et le christianisme qui, en devenant de plus en plus institutionnels et normatifs, ont progressivement marginalisé certains de leurs groupes baptistes, ces derniers ayant continué néanmoins à se réclamer de Moïse ou de Jésus, quand ce n'est pas des deux à la fois, comme on peut le voir avec d'autres mouvements religieux, comme le manichéisme et le mandéisme, qui est le seul mouvement baptiste qui existe encore de nos jours avec un système doctrinal dualiste qui n'empêche pas Dieu d'intervenir par la création, comme dans les récits bibliques, pour eux Jésus est un faux prophète, et le vrai prophète, c'est Jean Baptiste, identifié à l'Envoyé ou «connaissance de vie», et dont les pratiques baptismales des Mandéens consistent dans une immersion totale et régulière (masbûtâ, l'équivalent araméen de baptisma), chaque dimanche, dans une eau courante (appelée yardna, «Jourdain»), en se plongeant trois fois dans l'eau, puis on se livre à d'autres ablutions bien codifiées (qui rappellent celles des musulmans), ont aussi pris position contre ou pro le baptisme, le prêtre prononçant des formules rituelles avec même invocation de «noms secrets», suit alors une onction à l'huile de sésame, trace d'une influence chrétienne possible, sur les rives du fleuve, on distribue enfin du pain et de l'eau, et ce baptême est administré sous une forme simplifiée aux enfants et aux mourants, avec des ablutions fériales du matin ou simples immersions dans un fleuve, dans le cas de fautes spécifiques ou en des occasions particulières. Le manichéisme a pris naissance dans un de ces groupes baptistes chrétiens d'origine judéenne (les elkasaïtes) et il est le résultat d'une réaction contre les rites baptistes. Le mandéisme, quant à lui, se situe tout entier dans la lignée d'un de ces groupes baptistes chrétiens d'origine judéenne, tels que les ébionites qui ont gardé les pratiques juives d'observance de la Loi, pratiquent de fréquentes lustrations voire immersions, tout habillés, surtout après les rapports sexuels et les contacts avec les étrangers, autant d'actes rendus par le verbe baptizein, montrant qu' ils s'astreignent parallèlement au baptême d'initiation typiquement chrétien, unique celui-ci, et les elkasaïtes, favorable aux Parthes orientaux et donc anti-romains, qui avaient également des pratiques judéo-chrétiennes, auxquelles il faut ajouter les ablutions ou immersions, et un second baptême offrait aux pécheurs chrétiens également la «paix et une part au salut parmi les justes».

 

Après avoir vu le mouvement baptiste judéen à l'époque de Jésus, nous devons voir maintenant comment se passe la fête de la Théophanie en Russie qui se passe entre la nuit du 18 au 19 janvier. Dans celle-ci, de fervents chrétiens orthodoxes de toute la Russie célèbrent la veille de l'Épiphanie en plongeant dans des lacs et des rivières glacés. Le jour de la fête marque le baptême de Jésus-Christ dans le Jourdain, qui, selon les chrétiens, a révélé le Christ comme l'incarnation de Dieu. De nombreux croyants se signent en tombant dans des trous creusés dans des couches de glace qui recouvrent la plupart des lacs et des rivières de Russie en hiver. Les prêtres orthodoxes bénissent d'abord l'eau avant de s'écarter pour regarder les adhérents faire le plongeon effrayant. Après être entrés dans l'eau, les croyants s'immergent complètement trois fois pour imiter le Messie. Le rituel a lieu soit la veille, soit le jour de l'Épiphanie, qui marque traditionnellement la fin de la période de Noël en Russie. Les secouristes sont également à proximité pour sauver les participants d'un choc potentiel. En raison du froid extrême, les médecins avertissent que les enfants et les personnes présentant un risque élevé de subir une crise cardiaque doivent garder leurs vêtements et regarder les débats en retrait. Pour ceux qui ne sont pas habitués aux bains glacés, des dizaines de réservoirs d'eau sont installés dans les églises orthodoxes pour être bénis par des prêtres. L'eau est ensuite distribuée aux croyants qui peuvent l'utiliser pour se bénir eux-mêmes et les membres de leur famille, à boire ou à stocker à la maison pour l'utiliser en cas de maladie. Les chrétiens orthodoxes d'Ukraine, de Biélorussie, du Kazakhstan et de Serbie, où des croyants orthodoxes se précipitent pour récupérer des crucifix en bois jetés à l'eau par un prêtre, car celui qui attrape la croix et la ramène à terre est censé être béni pour le reste de l'année, se plongent également dans des eaux glaciales pour marquer l'Épiphanie. Même dans les colonies pénitentiaires de haute sécurité comme celle d'Omsk, en Sibérie, les prisonniers sont autorisés à participer et à laver leurs péchés. Les croyants moins disposés à risquer des engelures ou un choc font le voyage vers le Jourdain, où les températures en janvier sont généralement plus agréables.

 

Pour aller plus loin, je vous conseille ces lectures qui m'ont beaucoup aidé : Jean Giblet, Un mouvement de résistance armée au temps de Jésus, Revue Théologique de Louvain, Année 1974 5-4 pp. 409-426, Hugues Cousin, Jean Massonnet, et Jean-Pierre Lémonon, Le monde où vivait Jésus, Cerf, 1998, Robert L. Webb, “Jesus' Baptism: Its Historicity, and Implications”, Bulletin for Biblical Research 10.2 :261-309, 2000, Bruce Chilton, Rabbi Jesus: An intimate biography, Image Books, Doubleday, 2002, Stanley E. Porter, et Anthony R. Cross, Dimensions of Baptism: Biblical and Theological Studies, Sheffield Academic Press, 2003, Christian-Georges Schwentzel, Les Quatre Saisons du Christ : un parcours politique dans la Judée romaine, Paris, Vendémiaire, 2018, https://jamestabor.com/one-or-two-messiahs-what-christians-and-jews-have-overlooked/, https://journals.openedition.org/asr/1598, https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2008-2-page-173.htm#no1, https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/pdf/pdf_les_mouvements_baptistes.pdf, https://www.dw.com/en/orthodox-russians-jump-into-icy-waters-to-celebrate-epiphany/g-47146018, https://www.dw.com/en/orthodox-christians-take-epiphany-ice-baths/g-52059612, et https://www.paris.catholique.fr/epiphanie-versus-theophanie.html.  

 

Merci et bonne Théophanie !