
Mais avant d'être cet ignoble film de la propagande nazie, c'est un grand roman historique publié en 1925 par Lion Feuchtwanger. Dans celui-ci nous sommes dans l'Allemagne du XVIIIe siècle, Süss Oppenheimer, un célèbre "juif de cour", financier de génie, doté d'une intelligence et d'une habileté politique hors du commun, cherche un prince à la mesure de son ambition. Ce fils de marchand et de percepteur d'impôts, chercha rapidement à échapper à la pauvreté des ghettos et des Jugenstrasse où les juifs étaient confinés et réduits à des conditions de vie misérables. Sa rencontre avec le futur duc de Würtemberg, Charles Alexandre de Wurttenberg (1698-1738) marque le point de départ d'une fulgurante ascension. À son service, il devient le plus fameux des «Juifs de cour», ces conseillers aussi indispensables aux puissants que détestés du peuple, puisqu'il faisait de cette élite juive à laquelle les princes firent appel afin de reconstruire et moderniser leurs provinces ravagées par la Guerre de Trente Ans (1618-1648). Il finira pendu à cause de la haine des Wurttenbourgeois qui, après la mort subite du Duc, lui confisquèrent ses biens et le condamnèrent à la pendaison, victime expiatoire d'une société en mal de bouc émissaire accusé d'avoir renforcé le pouvoir ducal aux dépens des villes et d'avoir attisé les tensions entre catholiques et protestants sur fond de dépravations sexuelles, l'homme ayant abusé, disait-on, de jeunes chrétiennes. Largement mythiques, ces chefs d'inculpation offraient une trame suffisamment fertile pour que les nazis s'emparent d'une histoire aux facettes prometteuses.



Quant à Veit Harlan, il fut épargné par l'épuration et acquitté lors de ses deux procès. Ce dernier continuera paisiblement de travailler. L'Allemagne avait beaucoup changé. Lui, non. En 1950, le Juif Süss doit être présenté à titre exceptionnel, avec l'accord du CNC (Centre national du cinéma) dans un ciné-club du Quartier latin, à Paris, devant un parterre de cinéphiles curieux. «L'annonce de cette projection suscite immédiatement une vive émotion et de multiples protestations, raconte Claude Singer. Tant et si bien que la préfecture de police interdit la séance.» Et, à l'époque, l'affaire prend une tournure politique car on parle déjà d'une montée de l'antisémitisme. Il faut dire que cette projection intervenait peu après l'acquittement de Veit Harlan, le réalisateur du Juif Süss, et au moment d'un débat déchirant en France sur l'amnistie pour les délits liés à la période de l'Occupation. Quelques copies du Juif Süss sont disponibles ailleurs qu'en Allemagne, comme aux archives du film du CNC en France. C'est une version française qui a été récupérée après la guerre dans un laboratoire. Elle a même été restaurée, mais il est rare que les archives soient saisies d'une demande de diffusion.
Pour aller plus, je vous conseille ces lectures qui m'ont beaucoup aidé : Claude Singer, Le juif Süss et la propagande nazie - L'Histoire confisquée, Les Belles Lettres, 2003, https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/7161, et https://www.liberation.fr/livres/2003/06/26/suss-le-bon-sale-juif-d-hitler_437956/, Lion Feuchtwanger, Le Juif Süss, 2011, et https://www.lexpress.fr/culture/livre/le-juif-suss_894049.html, https://raison-publique.fr/899/, https://www.herodote.net/5_septembre_1940-evenement-19400905.php, https://www.lemonde.fr/m-moyen-format/article/2017/06/23/les-films-interdits-l-heritage-cache-du-cinema-nazi-sort-en-dvd_5150162_4497271.html, et https://www.liberation.fr/cahier-ete-2015/2015/08/20/cinema-nazi-la-bande-immonde_1366542/.
Merci !
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